Grégoire Aslanoff

Propos pour le catalogue de l'exposition "Vézelay Art" 2013.

« Un artiste ne doit jamais être prisonnier de lui-même , prisonnier d’une manière, prisonnier d’une réputation, prisonnier d’un succès, etc… Les Goncourt n’ont-ils pas écrit que les artistes japonais de la grande époque changeaient de nom plusieurs fois dans leur vie. J’aime ça : ils voulaient sauvegarder leurs libertés ». Henri Matisse, Jazz, Paris, Tériade, 1947, folios 125-127.

Léonid Ouspensky qui, avant de devenir l’iconographe que l’on sait, avait participé à la vie tumultueuse des artistes de Montparnasse au tournant des années 1920 et 1930 déclarait souvent que dans la peinture d’icône il avait trouvé la liberté. Ce propos à première vue paradoxal peut-il s’appliquer à la démarche d’Anne Everett ? Quelles raisons l’ont poussée, après quelque trois décennies passées à explorer la figure humaine, les paysages, les natures mortes, à se consacrer presque exclusivement à l’icône ? Nul ne saurait le formuler avec certitude, tant Anne a été discrète sur ce choix. Tout au plus peut-on esquisser des pistes, sans tenter d’apporter une réponse définitive qui trahirait le silence quasi pudique d’Anne sur son sentiment religieux.

L’examen rétrospectif de son parcours artistique montre une inclination à l’emploi de la peinture à la détrempe, technique qu’Anne Everett maîtrisait si bien qu’elle avait été choisie pour l’enseigner aux étudiants de la National Portrait Gallery de Londres. L’intérêt pour ce medium a pu la conduire à l’affronter dans l’icône, domaine où cette technique a atteint des sommets. Même s’il ne faut pas le rejeter entièrement, l’argument semble par trop positif.

Il serait également réducteur de tout rapporter à son statut de femme de prêtre. Certes, c’est par une participation active à la vie de l’Église qu’Anne a acquis une intimité profonde avec l’icône. Mais tous ceux qui l’ont connue peuvent témoigner de la façon unique et très personnelle dont elle a assisté le père Stephen Headley dans son ministère pastoral. En aucun cas, elle ne s’est posée en « matouchka », rôle qu’elle faisait mine d’exécrer. Jamais pharisienne, Anne avait plutôt l’attitude du fils de la parabole qui, dans un premier temps, se soustrait à l’ordre de son père d’aller travailler à la vigne, puis, pris de remords, obéit à la requête (Mt 21, 28-31). Et Dieu sait les fruits qu’elle a récoltés ! À nouveau, l’explication paraît trop rationnelle et ne correspond pas à la liberté d’attitude et d’esprit d’Anne.

Elle a confié à son amie et collègue Barbara Aïchele qu’elle considérait la peinture d’icône comme un défi. Défi technique, lui permettant d’explorer cette technique qu’elle chérissait tant ? Fascination pour le visage, qui, à peine esquissé sur les grandes silhouettes des huiles de jeunesse, apparaît avec acuité dans deux séries d’œuvres peintes à la tempera sur papier exécutées à Vézelay dans les années 1980 ? Anne s’est notamment rendue à l’hospice du village pour s’arrêter devant les faces de malades mentaux. Un des aspects de l’icône qui l’intéressait le plus était la façon dont certains iconographes contemporains, en particulier Léonid Ouspensky, étaient parvenus à transfigurer les visages des saints dont nous possédons des photographies. Elle rêvait qu’un texte fût consacré à ce talent qui a révélé le lien intime que l’icône entretient avec le portrait. Dans son union avec Dieu, le saint ne saurait perdre ses traits propres, théologie de la personne oblige.

Anne a sans doute également perçu une valeur profonde du défi que pose l’icône à la conscience artistique occidentale, si marquée par la quête parfois obsessionnelle, on pourrait dire aliénante, de l’originalité. Comment un artiste peut-il concilier sa veine créatrice avec le cadre rigoureux du langage iconographique ? Pour que soient préservés le rôle liturgique de l’icône et sa vocation à confesser la foi de l’Église, il est indispensable que la personnalité du peintre s’efface devant le mystère du corps glorifié. En aucun cas l’interprétation individuelle ne doit faire écran entre le fidèle et la personne divine représentée. Cependant, l’authenticité de l’icône implique qu’elle ne se cantonne pas à la répétition mécanique de formules que le temps aurait sanctifié. Il convient de rappeler la définition que Vladimir Lossky a proposée de la Tradition comme une réception active des principes de la foi, transmis de générations en générations depuis l’enseignement des apôtres. Ce n’est pas un hasard si l’article « Tradition et traditions » dans lequel le théologien a sondé ce thème sert d’introduction à l’ouvrage Le sens des icônes, rédigé avec Léonid Ouspensky.

La contemplation des icônes d’Anne révèle avec évidence qu’elle a parfaitement assimilé cette attitude de création dans la Tradition. Son talent de remarquable coloriste qui est le fil conducteur de tout son œuvre se retrouve mis au service de l’image sainte. Dans ses nus ou ses natures mortes, l’artiste mariait, de façon unique, les complémentaires. Elle utilisait des teintes vives associées avec une grande audace. Le même amour de la couleur anime les icônes où les demi-teintes voisinent avec des à-plats de pigments purs. Anne a su conserver ce don individuel, sans que jamais il n’entrave l’élan de la prière. En ce sens, elle a reçu de façon active l’héritage des icônes médiévales.

La démarche très spécifique de l’iconographe a pu attirer Anne parce qu’elle correspondait peut-être à l’appréhension qu’elle avait de son statut d’artiste. Tous s’accorderont pour la définir comme une modestie sincère, une humilité lucide, étayée par un indéniable sens de l’humour. Cet humour sans dérision qui est la marque des véritables ascètes. C’est parce qu’Anne était profondément libre, nullement « prisonnière de sa personnalité », qu’elle a pu, quelques rares fois, demander à des iconographes qu’elle estimait plus expérimentés, d’intervenir sur une icône qu’elle était en train de peindre. De la même façon, elle acceptait que l’on critique son travail, ne voyant aucun inconvénient à recommencer une composition, car, comme elle l’avait confié à un ami : « elle aimait tellement peindre. »

Dans les réflexions rédigées par Matisse pour accompagner les planches du portfolio Jazz, le peintre déclare que « l’artiste doit apporter toute son énergie, sa sincérité et la modestie la plus grande pour écarter pendant son travail les vieux clichés. »1 Cette trilogie – énergie, sincérité et modestie – s’applique incontestablement à l’œuvre d’Anne.

Grégoire Aslanoff, Mai, 2014.
Exposition « Vézelay Art », juin-juillet 2013.