Gregoire Aslanoff : Ad majorem colorum gloriam "Pour la plus grande gloire des couleurs"

Propos dans le livre La Ressemblance Retrouvée (96 pp., Vézelay 2015).

De l'observation de tous les sujets, genres, techniques qu'Anne Everett a explorés au long de sa vie ressort une évidence, son profond attachement à la couleur. Depuis son décès, survenu si brusquement le 29 novembre 2013, une phrase revient à mon esprit, de façon lancinante, presque obsessionnelle : une palette s'est éteinte. C'est bien le sentiment qui ressort de la contemplation de chaque œuvre, qu'elle soit peinte en pleine pâte dans les travaux de jeunesse, ou bien que la couche picturale soit posée de façon si ténue qu'elle s'apparente à l'aquarelle (intérieurs vézeliens dans lesquels chaises cannées valsent avec un tuyau de poêle et la croisée d'une porte vitrée), ou encore dans les natures mortes et les portraits réalisés à la détrempe dans les années 1980, puis sur les icônes. L’œil est saisi par cette façon unique d'associer les teintes. Anne savait marier, plutôt qu'opposer, les tons complémentaires de façon infiniment subtile. Une ligne ou une tache orange surgit d'un large pan bleu nuit, teinté de turquoise et de violet. Un vermillon, tendant vers l'orangé, avive des bistres. Le jaune acide d'un citron exalte le tissu bleu abyssin auprès duquel il a été posé et dialogue avec une feuille d'or inattendue, presque insolite. Même les trames de noirs et de blancs des textiles orientaux utilisés dans certaines natures mortes deviennent couleurs sous le pinceau d'Anne.
Une longue tradition entretenue par les artistes, les historiens de l'art, les théoriciens, les philosophes a interrogé, de façon quasi maniaque, le lien entre le dessin et la couleur. Pour les classiques, le dessin incarne l'intellect, l'idée -pendant longtemps le terme pouvait être orthographié dessein - tandis que la couleur a trait au sentiment. Elle est, selon Kant, «l'art du beau jeu des sensations».
Cette opposition m'apparaît sous un jour nouveau au souvenir des conversations échangées avec Anne. Mille pensées, intuitions, réflexions se bousculaient au seuil du discours. À croire que les mots ne parvenaient à cerner la rapidité de la pensée, toujours en mouvement. C'est, sans nul doute, dans la peinture, par l'ordonnance des couleurs, qu'Anne a exprimé avec maîtrise la brillance de son intellect et son extrême sensibilité.
Grégoire Aslanoff Londres, janvier 2014.